Démocratie, partenariat, confiance, éducation «durable», on n'a jamais autant entendu, lu, subi ce prédicat depuis qu'il fut originairement accolé au substantif «développement». Prise au pied de la lettre, la notion de «développement durable» est plutôt inquiétante, s'il s'agit en définitive de faire durer le développement éco-technique tel qu'il est par tous les moyens possibles.[1] Mais la prolifération de ce prédicat-à -tout-faire doit cependant être interprétée comme quelque chose de bien plus réel qu'un masque idéologique, ou qu'une technique de marketing, elle traduit manifestement une angoisse contemporaine, soit le fait, précisément, que rien ne semble capable de vraiment persister. «Rien ne dure» se dit-on, en ajoutant aussitôt: «et cela risque de ne plus durer très longtemps». Telle est l'intime formulation de notre rapport paradoxal au temps, celle où se tiennent en réserve nos possibilités politiques les plus fatalistes comme les plus révolutionnaires.
Rien de très nouveau en apparence. Depuis l'époque moderne, l'immortel et le stable semblent s'être glissés dans la peau des présences éphémères, et l'éphémère résister difficilement à son attirance pour le néant. Scientifique, politique, artistique, économique, la modernité sous tous ses aspects pourrait être considérée comme une grande entreprise de liquidation, des traditions par exemple; ce que les réactionnaires déplorent. «Epoque du dépassement, de la nouveauté qui vieillit et se voit immédiatement remplacée par une nouveauté encore plus nouvelle», la modernité, nous dit Gianni Vattimo, cède aujourd'hui la place à la post-modernité comme l'époque où l'on ne porte plus aucun crédit à l'inédit.[2] De la modernité à la post-modernité, la temporalité se serait peu à peu réduite au temps supposé présent, sans différé ni futur. En lexique heideggerien, l'on dira que le Dasein des êtres humains a de plus en plus de mal à se «projeter» au-delà du Gestell, du Grand Arraisonnement -- du circuit éco-technique. Les agents de cette chrono-pathologie semblent parfaitement repérés: d'une part les technologies de l'information et de la communication productrices de «temps réel», d'autre part les normes du capitalisme consumériste à l'«âge de l'accès», où les objets deviennent des actualisations de courte durée au sein des flux de services proposés à des consommateurs jaugés à l'aune d'une «lifetimevalue» exprimant l'ensemble des services que l'entreprise pourrait assurer pendant une vie entière. Une durée économique est certes ainsi assurée, traversant l'obsolescence calculée des objets, et capable d'épouser et d'entretenir les contours d'une subjectivité métamorphique; mais elle semble avoir déserté les possibilités d'appropriation des individus.
En effet, l'exigence d'adaptation connue sous le nom de «flexibilité» est supportée par un véritable rapt du temps, la subtilisation des temps morts de l'existence au profit du supposé temps «vivant» de la production sans limites: nous devons sans cesse nous former afin de mieux former le monde, plus un instant de notre existence ne doit être vécu pour rien, même la reproduction, même la sexualité non-reproductive ou notre travail domestique sont des «expériences» susceptibles de nourrir notre rentabilité au travail... Le secret de cette nouvelle forme d'«accumulation primitive», c'est l'expropriation de la durée subjective par une demande d'attention permanente aux images du Capital, dans lesquelles nous vérifions ce que nous sommes supposés avoir déjà vécu. Or la durée ne peut aucunement se vivre et s'éprouver psychiquement sans la possibilité matérielle d'une interruption. Car il est tout à fait possible d'envisager que les subjectivités puissent non pas seulement s'adapter passivement à la demande de flexibilité, mais se territorialiser de façon inventive sur ces nouvelles durées immatérielles. Et il n'y a aucune raison valable pour simplement envisager la fin des subjectivations, encore moins pour désirer le retour du durable-et-tangible, du sujet autonome et substantiel pouvant faire en un coup d'oeil le tour de ses propriétés. Encore faudrait-il qu'il nous en soit laissé le temps.
Deleuze et Guattari définissaient le capitalisme comme une «libération de flux dans un champ déterritorialisé»; cela ne pouvait tout de même pas se réaliser sans dégâts. Il est certes crucial d'interroger les transformations du capitalisme, si l'on ne laisse pas de côté l'analyse de ses destructions. Destruction des ressources psychiques par leur exploitation permanente, destruction des sociétés par «bio-piraterie», brevets posés sur des plantes et des pratiques ancestrales[3], atteintes à la bio-diversité, ce sont aujourd'hui toutes les formes de vie, humaines, animales et végétales, qui sont endommagées. Non seulement les formes de vie, mais leurs conditions de possibilité, les conditions de reproduction du vivant comme des sociétés, ainsi que le rapport des sociétés au vivant lui-même. La vie matérielle, dans ses manifestations corporelles, culturelles, psychiques. La santé envisagée dans la simple dimension d'une vie qui ne soit pas mutilée au point de se situer systématiquement en-deça de son possible. Car si nul ne semble vraiment savoir ce que peut un corps, on peut très bien savoir ce qu'il ne peut plus faire, au-delà de toute résilience, lorsque les destructions sont irréparables. La vie est plastique; elle n'est pas indestructible.
Les changements climatiques nous permettent parfaitement de mesurer l'étendue des dégâts. On peut déjà en constater les effets dramatiques sur certaines populations du Pacifique, en Alaska, mais aussi aux Etats-Unis d'Amérique qui subissent des incendies de plus en plus violents, ou des cyclones, comme Katrina, qui ne sont pas tant plus nombreux que plus intenses. Ces changements touchent les populations humaines comme la flore et la faune. Professeur de biologie de la conservation à Leeds (Royaume-Uni), Chris Thomas le rappelle: un million d'espèces pourrait disparaître du fait du réchauffement climatique. Bien évidemment, la biodiversité a déjà été maintes fois gravement atteinte dans le passé, mais il faut à chaque fois des millions d'années pour que la biodiversité puisse se remettre d'une extinction de masse. Le «déracinement», pour reprendre un terme dont a pu faire usage Heidegger, n'est pas qu'une affaire humaine, et les animaux deviennent apatrides -- ou abiotopiques : «Reprenons notre petite montagne tropicale comme Monteverde, où l'on ne trouve que certaines espèces que tout près du sommet. Il y a quinze mille ans, elles auraient vécu plus bas. Si le climat se réchauffe encore de façon substantielle, il ne leur restera nulle part où aller».[4]
Nous ne parlons pas de «risques» ici, nous ne spéculons pas sur des bases abstraites, des peurs lointaines, mais nous étayons la possibilité d'une interruption catastrophique globale sur le constat de dommages réels, qui conduit certains biologistes plutôt sains d'esprit à envisager la possibilité d'une «sixième extinction».[5] Il y a peu, le commissaire européen à l'Environnement, Margot Wallstrom, trouvait certes «intéressant que les Etats-Unis recherchent s'il y a de la vie sur Mars», mais ajoutait: «Peut-être devrions-nous nous assurer qu'il y aura de la vie sur Terre à l'avenir, de sorte que si les Martiens viennent nous rendre visite, nous soyons toujours là »... Cette possibilité catastrophique est aujourd'hui à peine audible: les monothéismes nous ont tellement habitués à nous promettre en vain la fin du monde que tout discours évoquant la figure de la catastrophe sonne religieux -- prophétique donc mensonger. Ou bien vous êtes fondamentaliste, et l'idée d'une catastrophe globale peut sembler plutôt plaisante, ou bien vous n'y croyez pas, on vous a déjà fait le coup, etc. Le résultat sera le même. Globale et dévastatrice, la catastrophe a déjà un air de déjà -vu ; et Hollywood n'y est pas pour rien, qui nous proposait il y a peu un «jour d'après» particulièrement réaliste.[6]
Si nous articulons les atteintes réelles sur les dommages éventuels, c'est pour balayer tous les énoncés très libéraux, et au fond assez répugnants, du type: «il n'y a pas de risque zéro». Il s'agira à chaque fois de mettre en avant la «finitude» de l'homme, sa situation d'être mortel, mais toujours pour accepter l'Ordre du monde. Avec tout l'intérêt que l'on peut porter aux analyses de Robert Castel, il ne nous est pas possible d'entendre sans broncher que nous sommes des «frustrés» de la protection, que «la vie est un risque parce que de l'incontrôlable est inscrit dans son déroulement» si le rappel de notre mortalité et de notre finitude a pour fonction de nous faire accepter la production volontaire par des firmes transnationales de ce qui provoque économiquement, scientifiquement, programmatiquement de la mort, de l'incontrôlable et du risque.[7] Dire que la quête infinie de protections et les «préoccupations sécuritaires» sont «l'envers de la médaille d'une société de sécurité»[8], c'est croire en l'existence de cette médaille et la valider; ce que nous contestons. A partir du moment où l'on soutient que «la recherche du risque zéro en matière alimentaire serait dès lors de s'abstenir de manger («principe de précaution»?»)»[9], on réduit les luttes, contre les O.G.M. par exemple, à un enfantillage. On trouvera pourtant pire que ces discours: la glorification héroïque des risques, de l'exposition aux dangers par laquelle l'homme ne démérite pas de sa condition. Car François Ewald a si bien lu Hegel qu'il en tire la conclusion suivante: «ne pas être capable d'affronter le risque, c'est vivre comme une bête».[10] Que voulez-vous, on n'est plus vraiment des hommes aujourd'hui, «on ne peut faire la guerre qu'à «risque zéro». Singulière transmutation des valeurs». Alors, un peu de courage bon sang, prenez des risques, cela permet de «prendre une conscience vraie» de sa «véritable identité» -- c'est d'ailleurs le libéralisme qui «fait de la question du risque un principe de gouvernement».[11] C'est très clair, c'est une morale de Petit Maître, que Lacan avait largement analysée.[12] Et parfaitement hypocrite: pour soi, le risque d'un courage qui ne s'expose pas; pour les autres, la lâcheté qui s'expose au refus du sacrifice.
Au final, on fera serment d'allégeance aux seigneurs du temps. Pour ne rien changer.
Comment changer sans changer est la question cruciale en matière de «gouvernance». Si la version up to date de la biopolitique contemporaine intègre l'existence des catastrophes, ce n'est pas en les articulant sur les dommages, mais sur les risques, des risques de tous ordres, «environnementaux» parfois, mais aussi policiers, militaires, économiques etc. Virus, information, nuage radioactif, chaque phénomène semble capable de se répandre quasi instantanément, de façon pandémique, comme si le monde était devenu un continuum social se communiquant lui-même de proche en proche, par contiguïté spatiale. Pourtant contenue dans une vignette de quelques centimètres carrés, la caricature d'un prophète provoquera des réactions populaires intenses. Et l'on ne comprendra pas le rapport que les populations entretiennent avec le dit «danger terroriste» sans prendre acte des conditions qui régissent dorénavant les conditions de production, de diffusion et de réception des événements. Si le socius post-moderne est tant réceptif aux risques, ce n'est pas seulement parce que ces derniers sont appelés, générés par des modes d'expansion horizontaux, c'est aussi parce que la globalisation a eu pour effet de boucler le monde sur lui-même: les phénomènes ne font pas que se répandre et se perdre à l'infini, ils nous reviennent dessus après avoir fait le tour du monde. Nul refuge ici-bas. Le risque, c'est la société elle-même, la société globalisée qui chevauche les partages fondamentaux ayant organisé jusqu'à nous jours les espaces supposés disjoints du privé et du public, du scientifique et du politique, de la «nature» et de la «technique», etc. C'est sur ce fond psycho-technique que s'éprouve l'appréhension des risques, et des catastrophes.
Instrument gestionnaire s'inscrivant dans le continuum informationnel global, la biopolitique des catastrophes[13] anticipe les risques pour ne rien changer aux conditions de vie. Et peut parfaitement devenir un instrument politique aux mains des pouvoirs les plus réactionnaires, les plus liberticides, en transférant la charge d'inquiétude que produit un tel socius sur n'importe quel phénomène, terroriste par exemple. On minorera les dommages fondamentaux qui, pris en considération, conduiraient à des changements politiques radicaux, et l'on pratiquera la «prévention», l'on appliquera le «principe de précaution» pour faire en sorte de continuer la forme actuelle de production («développement durable») et de partage du monde («guerre préventive»). C'est ainsi qu'un libéral assurera qu'il n'y a pas de risque zéro (en matière «environnementale») mais un risque infini (en matière de terrorisme «islamiste», irakien, iranien, etc.). Ce partage forcé est désastreux: il laisse d'un côté se poursuivre l'endommagement du monde, et de l'autre alimente les dangers qu'il est censé combattre.
Etrange logique -- maintes fois analysée par Derrida -- qui transforme une protection en cercueil, un remède en poison, une conjuration en magie noire: toute tentative consistant à vouloir protéger absolument le Soi de l'Autre, le calcul de l'incalculable, la vie de la mort, etc., est vouée à l'échec, on ne peut s'immuniser sans risquer une attaque du corps propre par les anti-corps que l'on aura secrétés. Ce processus «auto-immunitaire» confirme l'impossibilité ontologique pour un Soi, individuel ou collectif, de se fermer sur lui-même et d'exclure l'autre sans s'auto-détruire. Il est donc essentiel de savoir baisser la garde, de s'ex-poser. Mais Derrida prend également acte de la nécessité politique qui consiste à «ne pas favoriser les situations de risque», ne pas «prendre des risques pour d'autres».[14] Nous sommes ici devant la plus grande difficulté. Car il n'y a pas que les penseurs libéraux qui s'en prennent à la recherche du «risque zéro», il y a aussi toutes les pensées dites radicales qui considèrent la demande de protection comme quelque chose empêchant toute politique de transformation. «Exposez-vous» demandent les libéraux; «exposez-vous» demandent les libérateurs -- elle a bon dos la liberté. Mais il n'est aucune vie possible sans protection, et les protections sont bonnes lorsque elles sont intégrées à des processus d'auto-organisation où s'enchevêtrent les existences, à des processus constituants qui étendent le domaine du commun. Ce que les discours d'émancipation critiquent à fort juste titre, c'est ce qu'on pourrait nommer la capture discursive de la protection par certains Etats, certains groupes politiques, ou religieux; mais ils en tirent la conclusion erronée selon laquelle toute protection serait en soi nocive. Et pourtant, quel discours critique serait possible sans protection des conditions même de son énonciation? Lorsque règne la persécution, ne faut-il pas trouver, inventer des refuges, écrire et renforcer un droit d'asile?
Telle serait notre double contrainte, à la fois ontologique et politique, double bind à laquelle la globalisation semble nous condamner: il faut des refuges / il n'en faut pas; il faut des protections / il n'en faut pas. Parataxe infernale. Certains en tireront la conclusion qu'il faut maintenir subjectivement cet impossible, ou cet indécidable, le regarder héroïquement droit dans les yeux. Et pourtant, Derrida le savait, il l'affirmait et le pratiquait, l'indécidable ne justifie aucune absence de décision -- mais, tout au contraire, l'exige, et cette exigence n'est autre que celle de la justice, soit l'un des noms de l'indéconstructible. Notre décision est orientée par un constat: les conditions de possibilité des formes de vie sont fortement endommagées. Par conséquent, l'enjeu de la politique contemporaine est le suivant: comment s'auto-organiser? Ou plutôt: comment éviter de rendre impossible la possibilité de l'auto-organisation des formes de vie ? Le problème n'est pas éthique, ce n'est pas celui de la fermeture à l'autre, c'est celui de l'ouverture ontologique et politique au Soi. Ce que nous voulons dire, c'est que c'est à nous-mêmes que nous sommes de plus en plus fermés. A l'instar de sujets psychotiques, nous sommes enfermés hors de nous-mêmes.
S'opposer à la biopolitique des catastrophes serait insuffisant, car elle ne se réduit pas à un stratagème idéologico-politique, elle épouse d'une certaine manière les transformations que les hommes ont fait subir à leurs modes de vie, et c'est bien cette manière qu'il nous faut analyser: la biopolitique dominante a tendance à séparer ce qu'il faudrait rattacher, et nouer ce qu'il faudrait disjoindre. Elle communique de quoi rendre les choses incommunicables, et met à l'écart ce qu'il serait urgent de replacer dans un contexte relationnel. Elle ignore l'enchevêtrement des formes de vie.
Pour repérer ces inversions, il serait nécessaire de développer une théorie générale des insulations, des «sphères», pour reprendre le terme récemment reforgé par Peter Sloterdijk.[15] Sphères individuelles, collectives et globales, biosphère et noosphère. C'est dans ce cadre qu'il serait possible d'évaluer les modalités et les effets des relations que ces sphères construisent, ou ne construisent pas avec leurs «dehors» tout aussi bien qu'avec leurs «dedans». Dans le tissu de continuité propre au socius post-moderne, nous voulons mettre en relief la sphère terrestre, lui redonner un statut que la globalisation semble ne lui accorder qu'à contre-coeur, parce que la terre a toujours été le déchet du processus de symbolisation du Globe. Si elle nous revient dessus, c'est précisément parce qu'on n'a pas su l'intégrer, et que nous subissons aujourd'hui les effets de la forclusion de la terre -- ce qui n'a pas été symbolisé, soutenait Lacan, fait retour dans le réel... Et il ne s'agit pas là de «précaution»: la symbolisation préventive, cela n'existe pas; il n'y a en l'espèce que des symptômes, de l'angoisse et des inhibitions. Pourtant, aucune globalisation n'aurait été possible sans ce que nous nommons l'individuation de la terre, soit la constitution post-nihiliste d'une sphère de relations non réductible à la sphère éco-technique globale, qui désormais nous apparaît comme le contre-mouvement même de la modernité, son ombre associée. Terre, biosphère, «hypothèse Gaïa», vision écocentrique, toutes ces approches doivent être aujourd'hui étudiées, prises en considération avant que d'être trop vite critiquées, car elles permettent de redonner corps et chair là où règne une pure pensée informative du monde. Car l'information ne se situe pas en tiers, hors du régime binaire propre à l'esprit et la matière, l'information est l'effet d'une découpe ontologique dont l'objectif précis est de s'extraire de la sphère du vivant.
Il serait en effet totalement erroné de considérer que le tissu de continuité propre à nos sociétés épidémiques ne produit aucune séparation, nous pensons exactement le contraire, et c'est parfois ce que ratent certains représentants de la pensée post-moderne: tant que la «nature» sera considérée comme un désagrément, ce qu'il faut bien gérer pour continuer tel quel le développement du Capital, elle sera maintenue en sous-main à l'écart du monde, quels que soient les principes de «précaution». Tant que l'on considèrera que ce monde pressé par la terre n'est qu'un monde pour l'homme, les autres formes de vie seront toujours considérées comme quantités négligeables, bonnes pour les camps de concentration de l'agro-alimentaire ou les soins palliatifs de nos solitudes urbaines (les animaux domestiques). Tant que sera maintenu le paradigme qui fait de l'information le coeur du vivant, un coeur éternel logé dans une chair périssable, on pourra continuer à le pirater, le breveter, et l'isoler des contextes sociaux qui, seuls, sont capables de le faire fructifier. La grande erreur, c'est de croire qu'il n'y a qu'une seule sorte d'immanence, c'est de croire que la communication signifie la fin de la séparation, rien n'est plus faux, et Debord l'avait parfaitement repéré dans La société du spectacle : nous ne séparons plus ce monde d'un autre monde, nous faisons circuler la séparation à même le monde, non pas au-delà mais partout, au coeur des choses.
Contre cette immanence-là , nous en appelons à une remise en cause des paradigmes humanistes, informatifs, éco-techniques, une remise en cause des clivages qui n'ont jamais été aussi puissants qu'aujourd'hui, parce qu'ils n'ont jamais été autant internalisés. C'est pour cela que la nouvelle image de l'être que nous proposons, c'est une image des relations. Relations multiples, parfois coupées, composant un monde sans unité, assez chaotique. Relations qui imposent d'étendre le domaine de la communauté au-delà de la sphère humaine. Non pour inclure les non-humains, le modèle dominant de la biopolitique sait parfaitement inclure, mais pour transformer le domaine du commun et modifier notre définition de la politique.
Un essayiste mass-médiatique français aujourd'hui célèbre pour sa débâcle intellectuelle affirme qu'il ne faut plus «transformer le monde», mais «sauver la planète». C'est précisément ce genre d'énoncé qu'il nous faut combattre, parce que l'on ne sauvera rien sans tout transformer. A supposer d'ailleurs qu'il y ait à «sauver» quoi que ce soit, et que cette pratique théologique ne soit pas l'une des causes du désastre ambiant
Pour transformer le domaine du commun et modifier l'exercice de la politique, il ne suffira pas d'énumérer les dégâts, ni de crier à la catastrophe -- cela laisse incrédules. Par habitude religieuse sans doute, mais ce n'est pas la seule explication. Ce qu'il faut comprendre, c'est comment les destructions sont possibles, et nous disons que l'on peut d'autant mieux détruire une chose si cette chose est considérée comme sans valeur. Il est bien possible qu'un certain type d'opération ontologique ait précisément pour fonction de séparer, avec la plus grande étanchéité possible, ce qui a de la valeur et ce qui n'en a pas. Ce qui doit demeurer et ce qui doit périr. Nous tenons que la production du sans-valeur, du moins-que-rien, du bon-à -périr est l'effet, second, de la production du ce-qui-doit-demeurer. De la production de l'indemne.
Nous suivons sur ce point l'enquête menée par Derrida sur le «destin» de ce qu'il nomme la «pulsion de l'indemne»[16], à partir de laquelle les notions de pulsions de vie et de mort doivent être revisitées. Mais nous ne pensons pas que la simple déconstruction de la logique infernale de l'«auto-immunité de l'indemne» suffise à rendre compte de cette pulsion ontologique: selon nous, les procédures d'indemnisation sont sous-tendues par une croyance en l'indemne, une croyance non réductible à une quelconque dimension religieuse, mais relevant d'une logique générale dont la psychanalyse freudienne constitue la première mise en évidence. L'inconscient ignore la mort, et l'irréversibilité. Mais il faut sans doute étendre cette ignorance fondamentale à l'ensemble des êtres vivants. La «lutte pour la survie» ne signifierait pas grand chose si l'être menacé ne se sentait que mortel, elle ne prend tout son sens que dans la possibilité d'une immortalité. L'humanité semble se caractériser par la mise en rapport singulière de cette croyance en l'immortalité avec un usage apparemment extravagant des pulsions de mort, qui ne seraient pas tant alliées avec les pulsions de vie qu'avec la possibilité d'une sur-vie, d'une vie hors d'atteinte nous assurant la survie. Nous posons que les pulsions de mort ont pour fonction de vérifier notre immortalité. De la tester.
Reprenons en effet la question des dommages et des catastrophes telle que nous l'avons thématisée jusqu'alors. La pulsion de l'indemne pourrait apparaître comme la volonté de ne plus subir aucun dommage -- comment dès lors expliquer la destructivité maximale de notre temps? Etrange, tout de même, qu'un monde fait par et «pour» l'homme tende à se transformer en champs de ruines. Comme si une puissante et monumentale puissance de mort, une silencieuse tendance à la destruction systématique travaillait patiemment à saper les conditions mêmes de la vie -- humaine, animale, mais aussi culturelle. Mais quoi, Freud a d'ores et déjà formulé l'hypothèse d'une telle pulsion de mort, et le combat de celle-ci avec Eros, les puissances de vie, pourrait déterminer de fond en comble le destin de nos tentatives avortées de civilisation, nous pour qui nulle part ne s'inscrit le «programme du bonheur» (Malaise dans la civilisation). Sauf à forcer sa réalisation pour le malheur de tous en quelque brave new world. Soit. Mais cela n'éclaire en rien la configuration globale où ces puissances se distribuent, s'allient et s'opposent, cela ne nous permet aucunement de comprendre les raisons pour lesquelles certains objets sont apparemment destinés à la destruction et d'autres à la préservation, cela ne nous permet pas de comprendre les trajets paradoxaux de pulsions qui, semblant viser la préservation de l'humanité, conduisent de fait à son annihilation. Inversement, il faudrait considérer l'épreuve de mort comme la vérification expérimentale de l'indestructibilité d'un être. Ce que l'on nomme du terme de «civilisation» ressemble de plus en plus aujourd'hui à la programmation d'un crash test global. Pour vérifier notre immortalité, le meilleur moyen consiste sans doute à tout détruire. C'est le pari de Pascal perverti en stratagème quasi-délirant. Ou bien la croyance est vérifiée et nous sortirons sans une égratignure de la dévastation du globe, ou bien de toute façon la disparition de l'humanité rendra de facto impossible la réfutation d'une telle croyance. Faute de fidèles encore en vie, on aura toujours bien eu raison de croire qu'il ne pouvait rien nous arriver de vraiment fâcheux. Dans tous les cas, la «pulsion de l'indemne» trouvera à se satisfaire, dans la plénitude du vide ou la jouissance de l'éternel...
Il ne suffira donc pas de prendre en considération notre statut d'être-pour-la-mort, car ce pour- laissera toujours augurer la possibilité d'une vérification sacrificielle de notre immortalité... C'est bien plutôt une forme d'immanence habitable pour l'ensemble des êtres en relation qu'il s'agit de constituer. Construire cette immanence suppose de détruire tout ce qui peut laisser croire en la possibilité d'une indemnisation absolue de l'être concerné, qu'il s'agisse d'un sujet, d'un collectif, ou d'une idée. Tant que l'on continuera à séparer et valoriser la sur-vie d'un côté en l'indemnisant de toute critique, de toute atteinte, de toute mort, l'on continuera à mépriser le vivant de l'autre. Ce n'est que sur fond de cette destruction qu'il sera possible d'envisager des protections non redoutables. Si donc nos modes de vie risquent de ne plus pouvoir durer très longtemps, c'est parce que nous pensons qu'ils vont durer éternellement. A la critique du développement (capitaliste), il faut ajouter celle de la durée, notre croyance fondamentale. Qu'aucune catastrophe ne semble entamer.
[1] «Le «durable» est tout juste alors ce qui permet au développement de prolonger indéfiniment son agonie» (S. Latouche, Survivre au développement, Paris, Mille et une nuits, 2004, p.23, qui reprend en fait une idée de Vandana Shiva (citée p.54)).
[2] G. Vattimo, La fin de la modernité, Paris, Seuil, 1985.
[3] Sur ce point, cf. V. Shiva: La vie n'est pas une marchandise, Ecosociété, 2004.
[4] Tomas C., «Nulle part où aller» in Le nouveau Courrier -- UNESCO, avril 2004, pp.4-7.
[5] R. Leakey et R. Lewin, La sixième extinction -- Evolution et catastrophe, «Champs» -- Flammarion, 2001 (1ère ed. 1995).
[6] The day after tomorrow (Le jour d'après), long métrage de Roland Emmerich (2004). Dans tous les films-catastrophe, l'apocalypse nucléaire, le deep impact, etc., marquent une césure fondamentale entre deux mondes, deux modes de vie: le jour d'après, c'est toujours la gueule de bois, et il faut très vite dessoûler si l'on veut survivre. Mais Roland Emmerich intègre la catastrophe, qui n'est autre qu'un changement (climatique). Comme s'il connaissait parfaitement les thèses de Lovelock que nous étudierons ailleurs: le changement climatique n'est autre qu'une auto-régulation de la biosphère, c'est-à -dire un déséquilibre transitoire précédant un nouvel équilibre. Pour cette raison, le problème n'est plus de dire que demain sera différent d'aujourd'hui, car on a déjà en vue ici après-demain, ce que dit le titre américain et que ne rapporte pas le titre français. On saute ainsi au-dessus de toute césure vraiment catastrophique. Les dernières images du film semblent même envisager après tout cette catastrophe comme quelque chose de plutôt salutaire (quelque chose de sain, capable de nous sauver): du haut d'un satellite, un individu regarde la terre de retour à l'équilibre et déclare: «elle n'a jamais été aussi pure». Pureté obtenue après le sacrifice assez colossal des U.S.A. et de l'Europe du Nord. Schéma religieux par excellence, schéma de la rédemption.
[7] R. Castel, L'insécurité sociale -- qu'est-ce qu'être protégé? , Paris, «La République des Idées», Seuil, 2003, p.88.
[8] Ibidem, p.7.
[9] Ibidem, p.61.
[10] F. Ewald, «Le risque dans la société contemporaine» in Y. Michaud (sous la dir.), L'individu dans la société d'aujourd'hui, Paris, Odile Jacob, 2002, p.11.
[11] Ibidem, p.16.
[12] «Le discours du maître particulièrement et ça Hegel l'a fort bien vu, c'est que hors du risque de la vie, il n'y a rien qui à la dite vie donne une sens». Mais, ajoute Lacan, il y a d'autres discours, dont celui de l'hystérique, pour qui le sens de la vie est la jouissance (et jouir du sens), ce qui n'a rien à voir avec le plaisir (qui place la «tension au plus bas»), mais se situe au-delà du principe de plaisir, du côté de la pulsion de mort et de la répétition («Conférence universitaire à Louvain du 13 octobre 1972», Quarto -- n.3, Bruxelles, 1981, pp.5-20). Décidemment, l'hystérique en sait plus sur la mort que le maître -- Ewald devrait relire Hegel de plus près, avec les lunettes de Lacan si possible.
[13] Nous renvoyons à notre article «Biopolitique des catastrophes» in Multitudes n.24 (http://multitudes.samizdat.net/article2381.html).
[14] J. Derrida, «Une hospitalité sans condition» in Mohammed Seffahi (sous la dir.), Autour de Jacques Derrida -- De l'hospitalité -- Manifeste, Genouilleux, «La passe du vent», 2001, p.169.
[15] Cf. notre article: «La vie dans les sphères» in Multitudes n.24 (http://multitudes.samizdat.net/IMG/pdf/24-neyrat.pdf)
[16] J. Derrida, Foi et savoir, Paris, «Points» -- Seuil, 2001, p.42. Nous avons effectuée cette analyse de l'indemne dans la philosophie de Heidegger (L'indemne -- Heidegger et la destruction du monde -- à paraître).